Quelques lettres du coeur, Page 42,43,44
Tariq Ramadan, 20 octobre 2002
Tu te souviens encore, à n’en point douter, de cette façon que tes parents avaient d’accueillir le mois de Ramadan. C’était à l’image de tout ce qui concernait la religion d’ailleurs … tout était mêlé, les habitudes, la culture de là-bas, les traditions des anciens et de la famille. Enfant, tu vivais et tu recevais tout, naturellement, sans grand discernement : tu sentais la présence de dieu, tu y croyais, tu pratiquais parfois, sans trop savoir exactement le sens de tout cela, le fondement des principes, le pourquoi ou le comment. Tes parents ont transmis sans grands discours, sans trop d’explications ou de théories. Le Ramadan était un moment particulier, quelque chose changeait, on se privait de manger et de boire, pour Dieu sans l’ombre d’un doute, mais c’était surtout un formidable moment pour la famille. Tout n’était pas clair mais quelque chose de profond t’a été donné. Au delà de tout, le mois de Ramadan est un mois que tu sentais, et que tu sens encore.
Aujourd’hui, autour de toi, quelque chose a changé. Hier, tu sentais pourtant, sans explications, qu’une dimension intime accompagnait le jeûne. Dans la simplicité, on essayait de changer, de réformer son comportement, d’être plus généreux, de se rapprocher de Dieu. Malgré les traditions ajoutées, malgré parfois les trop nombreux festins, malgré les excès, la foi se manifestait avec quelque intensité. Tes parents savaient te faire sentir la présence de Dieu.
Voilà que l’on cherche désormais à faire de ce mois un simple moment de la convivialité, où l’on festoie, mange du couscous la nuit, avec cette petite «touche» d’atmosphère exotique et orientale qui fait son originalité. Le Ramadan devrait devenir l’expression positive et enjouée de la présence des Orientaux en Europe. Ainsi, ces derniers ajouteraient un divertissement à tous les autres divertissements connus sous nos latitudes … Le pouvoir colonisateur de la culture dominante aurait cette force d’intégrer le mois de jeûne et ses nuits non au creuset de l’effort spirituel de la privation (qui ne serait plus qu’un prétexte) mais plutôt dans la liberté offerte à ces nuits de veilles … Durant le mois de Ramadan, on se retrouve en famille et entre amis pour se laisser aller… vivre la nuit, sortir, discuter autour des cafés, organiser des soirées embuées. Et tant mieux si les «non-musulmans» participent à la fête : le sommet de l’intégration, c’est aussi cette contribution d’orientaliser les Européens, même si, à la vérité, on a quelque peu européanisé «quelque chose» qui nous vient d’Orient. Un mois de Ramadan très «culturel» … une preuve, s’il en est, que la culture dominante ne fait pas de quartier.
Tu peux sourire, mais il ne faut pas te tromper. Derrière ces manifestations amicales et «bon enfant», il reste l’idée que la contribution de ta présence est surtout positive dans la fête… tu es accepté si tu sais m’amuser. La société de consommation propose une intégration «new look», une «intégration par le divertissement» : tu vaux par ta capacité à te distraire, à t’oublier … à faire oublier. Est-ce donc cela? A l’heure où ta quête est intérieure, à l’heure où tu te souviens de Dieu, du sens de ta vie, de la réalité de toutes les misères et de toutes les pauvretés… à cette heure donc, tu n’aurais rien d’autre à donner, à partager, que l’oubli de soi. Le mois de Ramadan est une école de la vie où pourtant tu apprends exactement le contraire : ici, tu retrouves le sens de l’effort, tu renoues avec le questionnement des profondeurs de la conscience, tu es, enfin, au-delà de ce que tu as et tu cherches à illuminer ton cœur, près de Dieu, au service de l’humanité.
Quelle responsabilité est la tienne ! Si tu savais ! Au cœur de cet Occident, tu es un témoin et un rappel. Pendant le mois de Ramadan, pendant la fête et tout au long de l’année, tu portes une lumière. Quand, autour de toi, tant et tant d’êtres cherchent à oublie pour supporter la vie, se noient dans le bruit, les lumières, les psychédéliques et la nuit, quand être se confond avec consommer, quand le mal-être se cache derrière l’agitation, quand la pauvreté s’est banalisée avec son lot «normal» de sacrifiés … alors ta présence doit exprimer le sens, la spiritualité, la solidarité. Offrir le silence, vivre la prière et la méditation, chercher la paix illuminée de la nuit et, profondément, la transparence du jour. Aux jours des servitudes, devenir le témoin de l’effort, ami de la vraie liberté. Le mois du Ramadan est la quête d’un mois, à vivre toute l’année. Sur la route, tu rencontreras sûrement une femme ou un homme désireux de comprendre et de te questionner : heureux, si tu sais lui montrer que tu es son miroir, rappel de la foi, ami de la dignité